Mme Corinne Lepage,
Avocate spécialiste du droit de l’environnement
M. Hervé Maurey,
président. – Nous poursuivons nos auditions de la
matinée avec l’audition de Mme Corinne Lepage, avocate
spécialiste du droit de l’environnement.
Madame Lepage, nous vous connaissons tous, bien sûr, dans cette assemblée. Nous connaissons votre passé de ministre de l’environnement ainsi que votre rôle d’avocate de l’association Respire. Mais aujourd’hui, c’est en tant que spécialiste du droit de l’environnement que nous avons souhaité vous entendre.
En effet, au-delà des questions que se pose notre
commission d’enquête sur d’éventuels dysfonctionnements de la part
des services de l’État, plusieurs sujets relèvent du droit de
l’environnement, de son application et des évolutions éventuelles
qu’il conviendrait de lui apporter.
Le premier sujet porte sur la simplification peut-être
excessive des règles applicables en matière d’environnement qui a
été effectuée depuis une dizaine d’années, et ce
quels que soient les gouvernements. Nous aimerions savoir si vous
considérez que des simplifications excessives ont effectivement
été faites, dont nous payerions en quelque sorte le prix
aujourd’hui.
Le deuxième sujet, toujours lié à la
question du droit, est celui de la sous-traitance. Il semble effectivement que
les règles applicables aux entreprises du secteur de l’environnement ne
s’appliquent pas avec autant de rigueur aux entreprises sous-traitantes. De
manière générale, nous pouvons nous interroger sur le
contrôle de l’activité des sous-traitants. C’est sur ces deux
questions principales que nous souhaitons vous interroger ce jour.
Avant de vous laisser la parole, je vais maintenant,
conformément à la procédure applicable aux commissions
d’enquête, vous demander de prêter serment. Je rappelle que tout
témoignage mensonger devant une commission d’enquête parlementaire
est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros
d’amende.
Conformément à la procédure
applicable aux commissions d’enquête, Mme Corinne Lepage
prête serment.
Mme Corinne Lepage, avocate
spécialiste du droit de l’environnement. – Mesdames,
messieurs les sénateurs, je vous remercie de m’auditionner ce matin sur
ce sujet, sur lequel je ne suis pas totalement objective puisque je suis
l’avocate d’une très importante association de victimes. Vous l’avez
rappelé vous-même, monsieur le président, mais je devais
à l’honnêteté d’ouvrir mon propos en le rappelant
également. Je reste objective dans l’analyse du droit que je fais, mais
je défends une cause.
Je voudrais tout d’abord vous dire combien il est
effectivement préoccupant de constater la réduction du respect
des normes environnementales, car elle vient s’ajouter à un mouvement
législatif et réglementaire qui se produit depuis une quarantaine
d’années et passe très largement inaperçu.
Je pourrais vous fournir un document plus complet sur ce
sujet, car j’y ai travaillé avec un spécialiste des risques, chef
pompier au Havre et qui a participé au service départemental
d’incendie et de secours (SDIS). Nous avons produit une note assez
épaisse que je pourrais vous communiquer si cela intéresse votre
commission.
La législation relative aux installations
classées a été mise en place en 1976.
À travers la directive « Seveso 1 » du
24 juin 1982 et la directive « Seveso 2 » du
9 décembre 1996, nous avons ensuite instauré un
système très sévère de maîtrise de
l’urbanisation autour des sites classés. Comment travaillait-on à
l’époque pour déterminer les risques ? C’est cela, en effet,
le coeur du problème. Nous travaillions au début sur des
scénarii qui dépendaient de seuils de toxicité aiguë.
Il s’agit là d’un point important. J’ouvre ici une parenthèse.
Lorsque le préfet de Seine-Maritime a communiqué
au moment de l’accident, il a déclaré qu’il n’y avait pas de
toxicité aiguë. Les gens ont compris que la fumée
n’était pas dangereuse. Or il s’agit d’une interprétation
totalement erronée. En effet, l’absence de toxicité aiguë
critique signifie l’absence d’atteinte du seuil de létalité. En
réalité, il existe deux niveaux de létalité :
un premier à cinq morts pour cent personnes et un deuxième
à un mort pour cent personnes. Il existe ensuite deux autres
catégories, celle des effets irréversibles et celle des effets
réversibles. Au total, il existait donc initialement quatre
catégories. Ces catégories avaient été
définies à l’aune de valeurs américaines. Tel était
donc le système que nous avions mis en place à l’origine.
Or, en 1994, les Américains ont
décidé de renforcer leurs normes. Je n’entrerai pas dans les
détails de cet événement. Mais il faut également
souligner un point très important en sus des quatre catégories de
seuils dont j’ai parlé. Il s’agit des personnes prises en compte.
Autrement dit, le seuil est-il fixé en prenant en compte les populations
fragiles – c’est-à-dire les bébés, les personnes
âgées, les asthmatiques, les gens malades – ou bien est-il
fixé à l’aune du seul citoyen lambda ? Ce point est
extrêmement important. Car l’on ne définit pas les mêmes
normes si l’on prend en compte les bébés et si l’on prend en
compte uniquement des garçons de 25 ans en pleine santé.
En 1994, les Américains ont donc
décidé de renforcer leurs normes. À ce moment-là,
l’industrie française a protesté. Et le ministère de
l’écologie a demandé à l’Institut national de
l’environnement industriel et des risques (INERIS) de lancer une étude
pour aboutir à des normes, disons, plus acceptables. Cela s’est fait
« sous le radar ». Vous l’ignoriez peut-être. Pour ma
part, je dois dire que je l’ai découvert ; je ne le savais pas.
Or tout cela nous a conduits à une situation assez
absurde. En effet, nous disposons aujourd’hui de deux documents qui
obéissent à deux logiques différentes. Nous avons, d’une
part, les plans particuliers d’intervention (PPI), établis par le
ministère de l’intérieur et la Direction de la
sécurité civile, qui prennent en compte les effets de
manière assez larges, et, d’autre part, les PPRT, issus de la loi
relative à la prévention des risques technologiques et naturels
et à la réparation des dommages, dite « loi
Bachelot ». Or ce sont les PPRT qui ont introduit la
possibilité de réduire les scénarii possibles, donc de
réduire les périmètres de protection.
Le ministère de l’intérieur, c’est-à-dire
la sécurité civile, a à sa disposition beaucoup moins de
moyens techniques que le ministère de l’écologie, qui, lui, a
toutes les bases. Par voie de conséquence, nous sommes en face d’une
situation dans laquelle, d’une manière assez curieuse, les PPI sont
beaucoup plus ouverts sur la question de la prise en compte des effets
réversibles à long terme, notamment pour toutes les populations,
que les PPRT. En effet, les scénarii envisagés par ces derniers
sont évacués comme étant improbables.
Je rappelle que le PPRT de Lubrizol indique que le risque
d’incendie est de 1 tous les 10 000 ans et que, dans le pire des
cas, 14 maisons seraient concernées. On arrive à des
absurdités de ce genre parce que, au fur et à mesure, les
scénarii passent du possible au probable et du probable à
l’improbable. On arrive ainsi à des zones de protection hyper petites,
comme celle de Lubrizol.
Cerise sur le gâteau, si je puis dire, l’instruction de
septembre 2017 signée par MM. Collomb et Hulot, parce qu’elle
prend en compte le risque terroriste qui évidemment existe, a
réduit de manière drastique la possibilité de communiquer
les documents d’information. Or cette instruction, dont la valeur juridique
équivaut à zéro, a été
interprétée de manière encore plus restrictive qu’elle ne
l’est réellement. En effet, elle précise qu’il faut prendre en
compte les maires, les riverains les pompiers, et les informer, ce qui n’est
pas le cas.
On est donc arrivé à une situation où ce
qui devrait être la base de tout notre système,
c’est-à-dire la culture du risque, n’existe pas, parce qu’il n’y a pas
de partage d’informations. Si vous ajoutez à cela les allégements
successifs sur les études d’impact, les évaluations
environnementales, les études de danger et autres, les gens ne sont plus
protégés convenablement. Je le dis de manière
caricaturale, mais c’est une réalité.
Je le dis très clairement, je n’arrive pas à
comprendre comment, en mars et en juillet 2019, le préfet a pu
dispenser Lubrizol de nouvelles évaluations environnementales, alors que
le stockage des produits dangereux avait augmenté dans des proportions
considérables et qu’arrivaient sur le site des isocontainers, dont
l’impact n’avait jamais été évalué – je passe
bien entendu par pertes et profits, mais c’est momentané, le fait que,
par-dessus le marché, près de 2 000 tonnes de produits
étaient stockées par Lubrizol chez Normandie Logistique sans
aucun contrôle.
Dans ces conditions-là, comment peut-on dispenser une
entreprise d’une étude de danger ? C’est une aberration d’autant
plus grande que l’étude de danger de 2009, revue en 2014, qui
avait permis ce PPRT « riquiqui », car il est vrai que le
périmètre est vraiment très petit, était
fondée sur le fait que le stockage avait été
réduit. Par conséquent, on établit un PPRT réduit
parce que le stockage de certains produits, notamment de cuves d’acide
chlorhydrique, a été réduit, mais, lorsque ce dernier
augmente considérablement, on considère que ce n’est pas la peine
de refaire une étude supplémentaire. Ce n’est pas
possible !
C’est très grave, parce que nous risquons d’avoir
ailleurs des problèmes identiques. Je sors un peu de mon rôle
d’avocate pour dire que, en matière de confiance du citoyen, ce n’est
pas brillant.
La sous-traitance est un problème majeur qui concerne
toutes nos industries, y compris dans le domaine nucléaire. D’une part,
dans ces entreprises, le personnel n’est pas formé de la même
manière. D’autre part, cela m’a été dit par des
sous-traitants du nucléaire, mais je pense que c’est valable ailleurs
– il faut savoir comment cela se passe dans la vraie vie -, les
entreprises ont un contrat pour aller faire du nettoyage, qui est de moins en
moins du nettoyage et de plus en plus de l’intervention de maintenance. Elles
doivent faire un certain nombre de choses dans un délai
extrêmement court, ce qui n’est possible ni matériellement ni
physiquement. Que font alors les employés ? Ils indiquent que ces
tâches ont été accomplies, alors qu’elles ne le sont pas.
S’ils ne le font pas, l’entreprise n’aura plus le contrat à l’avenir et
c’est donc un risque de chômage pour eux. La pression qui s’exerce sur
eux ne va évidemment pas dans le sens de la sécurité et de
la sûreté. C’est vrai dans le secteur nucléaire et sans
doute dans d’autres. En outre, ce sont des employés peu formés et
peu suivis médicalement – le suivi sociomédical pose
problème.
Même s’ils savent ce qu’ils doivent faire, une fois sur
deux, les employés des entreprises de sous-traitance ne peuvent pas le
faire et, si l’un d’entre eux faisait de l’excès de zèle, les
autres lui tomberaient dessus, au regard de ce qui peut leur arriver.
La sous-traitance est un problème très
important, pour toutes les raisons que je viens d’indiquer, qui fragilise
encore l’édifice.
M.
Hervé Maurey, président. – Sur
l’autorisation accordée par le préfet au début de
l’année 2019, vous avez indiqué d’abord que le préfet
n’avait pas demandé d’évaluation environnementale, puis qu’il
avait dispensé l’usine d’une étude de danger.
Mme Corinne Lepage. – Il a
accordé une dérogation.
M.
Hervé Maurey, président. –
Normalement, il aurait pu demander une étude environnementale, mais il
ne l’a pas fait c’est bien cela ?
Mme Corinne Lepage. – La
législation a évolué. Avant, c’était automatique
pour un certain nombre d’opérations. La loi a rendu possible le cas par
cas : chaque situation fait donc l’objet d’une évaluation
préfectorale et d’une dérogation éventuelle et peut ainsi
ne pas être soumise aux évaluations environnementales,
études d’impact ou études de danger selon le cas. C’est ce qui
s’est passé ici.
M.
Hervé Maurey, président. – Le
préfet l’a donc dispensé de cette étude
environnementale.
Mme Corinne Lepage. – Oui, absolument.
Il existe un acte qui dispense expressément. Il se trouve dans les visas
de l’arrêté de mars 2019 et de celui de juillet 2019.
Mme
Christine Bonfanti-Dossat, rapporteur. – De
nombreuses voix s’élèvent pour interdire purement et simplement
le recours à la sous-traitance. Qu’en pensez-vous ?
Lorsque nous sommes allés à Rouen, il a
été question de l’éco-quartier Flaubert, qui est le plus
gros chantier d’aménagement en cours dans la ville. Si le
président de la métropole Rouen-Normandie a exprimé le
besoin de prendre le temps de la réflexion, il entend cependant bien
défendre l’idée de construire la ville sur la ville, comme il
dit, pour limiter l’artificialisation des sols. Or ces sols ne sont pas
dépollués. Que pensez-vous de cette urbanisation près des
usines pétrochimiques ?
Mme Corinne Lepage. – Ce n’est pas
raisonnable ! On ajoute du risque au risque. Les habitants qui ont
vécu les 12 heures de l’incendie – car cela a duré
12 heures – ont vécu l’enfer : ils ont eu peur
« d’y passer ». Et l’on voudrait rajouter
5 000 personnes de plus ?
Évidemment, je suis contre l’artificialisation des
terres. Je ne suis pas d’accord sur tout avec les écologistes plus verts
que moi, si je puis dire, notamment quand il s’agit de construire en hauteur.
Je pense qu’il n’y a pas le choix et que, si l’on veut garder nos sols
– ce qui est absolument indispensable, parce que l’avenir est à la
matière première agricole -, il faut arrêter de les
artificialiser. Pour autant, ce n’est pas une raison pour exposer
5 000 personnes à un risque, de surcroît sur un terrain
qui n’est pas dépollué et sur lequel on m’a dit – comme je
ne l’ai pas vérifié moi-même, je le dis sous toutes
réserves, c’est-à-dire avec des points d’interrogation, du
conditionnel et des guillemets – qu’il y aurait eu des stockages de
produits venant d’AZF, en attendant de savoir ce qu’on en faisait. Je ne sais
pas si c’est vrai ou pas : ces indications m’ont été
données à Rouen. Quoi qu’il en soit, ce terrain n’est pas
dépollué. La meilleure preuve en est que la construction se fait
en surélévation sur une base de sept mètres.
Sur des terres très polluées, quand il s’agit de
déchets industriels spéciaux, cela coûte les yeux de la
tête : des milliers d’euros par tonne. On les a donc laissés,
on a mis de la terre dessus et on va construire. Très franchement, ce ne
sont pas les écoquartiers dont on rêve !
Je me pose une autre question, mais n’ai pas la
réponse : la volonté de réaliser le la ZAC Flaubert
n’a-t-elle pas un lien avec la réduction du périmètre du
PPRT de Lubrizol ?
Par ailleurs, et là encore je n’ai pas la
réponse, pourquoi y a-t-il à Rouen un PPRT pour toutes les
installations Seveso et un PPRT à part pour Lubrizol ? Lubrizol
aurait dû être dans le PPRT de Rouen. Cela a-t-il un rapport avec
la ZAC Flaubert, avec les modalités d’évaluation du risque
dominos ? Je ne sais pas. Je n’accuse de rien. Je pose des questions.
M.
Hervé Maurey, président. – Je
comprends et je partage vos remarques sur le quartier Flaubert. En même
temps, que fait-on d’un site comme celui-là ? Si l’on
considère qu’il ne faut pas construire à proximité d’un
site industriel, cela peut aller jusqu’à remettre en question la
présence d’habitations autour de tout site industriel. On voit donc bien
la limite du propos et le risque, qui serait de proposer que tous les sites
industriels soient à la campagne.
Mme Corinne Lepage. – Ce n’est pas notre
histoire, en effet.
Il y a une quarantaine d’années, on essayait d’isoler
les sites industriels des zones d’habitation : elles se sont
rapprochées encore et encore. C’est comme cela !
La loi Bachelot avait précisément pour ambition,
comme les PPRT, de réduire les risques, sauf que le récent
rapport de vos collègues, maires ou élus de villes dans
lesquelles se trouvent des sites Seveso, montre très bien que, en
réalité, on n’a pas eu les moyens d’appliquer convenablement
cette loi : les travaux qui devaient être effectués dans les
habitations proches ne l’ont pas été, notamment parce que l’on
mettait à la charge financière des ménages qui les
occupent la réalisation de ces travaux – ce qui n’est tout de
même pas très correct, à mon avis -, il n’y a
quasiment pas eu d’expropriation, parce que l’on n’a pas d’argent pour
exproprier.
Continuons-nous dans cette voie ou pas ? En d’autres
termes, prenons-nous le risque d’avoir des accidents industriels, avec des
risques pour la population ? Cela renvoie à votre question
première sur l’allégement des normes. Si l’on prend cette
décision-là, cela ne peut être fait qu’avec, d’abord, ce
que l’on appelle une culture du risque, c’est-à-dire un contrôle
beaucoup plus étroit que celui qu’il y a eu dans le cas de Lubrizol,
ensuite une culture partagée. Je ne sais pas si votre commission a eu
connaissance de la brochure « censée »
– j’utilise les guillemets – informer le public des risques
concernant Lubrizol : il n’y a rien du tout, c’est nul. Quand l’accident
s’est produit, les gens étaient perdus : ils ne savaient pas quoi
faire, il n’y a pas eu d’exercice d’alerte.
On ne peut pas dire en même temps que l’on prend ce
risque, en essayant de le réduire au minimum et d’informer les gens le
mieux possible, et qu’il n’y a pas de danger.
En effet, le fond de l’affaire, c’est de rassurer, de dire aux
gens qu’il n’y a pas de danger et qu’ils peuvent dormir tranquillement. Mais
cela ne fonctionne pas ! Si l’on prend nos concitoyens pour des
êtres raisonnables – ce qu’ils sont – il faut leur expliquer la
situation. Ils veulent travailler, et sont tout à fait capables de
comprendre la nécessité du développement
économique, mais il faut qu’ils aient les cartes en main. Il y a tout de
même un problème de législation. Je suis très
inquiète de voir qu’on supprime les enquêtes publiques, car rien
ne remplace le contact du public avec un commissaire enquêteur : ce
n’est pas la même chose de s’exprimer sur Internet et de dire quelque
chose à quelqu’un qui va en tirer des conséquences.
Mme
Nicole Bonnefoy, rapporteure. – Je souhaite
vous interroger sur la sous-traitance. La première question que j’ai
posée au PDG de Lubrizol lorsqu’il est venu devant nous
– c’était notre première audition – était de
savoir si le personnel sous-traitant avait été formé au
même niveau que le personnel de Lubrizol. Sa réponse a
été : oui. Pourtant, nombre d’intervenants et d’observateurs
ont affirmé qu’il y avait un problème de sous-traitance. Certains
ont même exprimé le souhait de l’interdire. Je crois donc qu’il y
a un problème – et vous-même avez parlé de personnel
peu formé. Qu’en pensez-vous ?
Mme Delphine Batho préconise la création de
parquets spécialisés pour traiter des délits
environnementaux. Qu’en pensez-vous ? L’action de groupe existe
déjà dans notre droit. Cet outil juridique est-il adapté
pour un accident industriel ? Des évolutions législatives
sont-elles nécessaires ?
Le Gouvernement a souhaité faire la transparence dans
cette affaire, en associant la population. Le mot de transparence a
été répété à l’envi, mais lorsque le
citoyen ou le sinistré demande les expertises indépendantes,
l’État les refuse ! Vous êtes bien placée pour le
savoir, puisque votre association Respire a demandé des expertises
indépendantes, qui lui ont été refusées par
l’État avant d’être accordées par la justice. Pourquoi
est-on obligé à de tels recours ?
Mme Corinne Lepage. – S’agissant de la
sous-traitance, il faudra examiner les pièces dans la procédure
pénale. Je ne les ai pas encore vues, même si j’ai
déposé une plainte au nom de l’association Respire. Toutefois,
j’ai pu lire dans la presse les propos du président, largement
démentis, selon lesquels Lubrizol a fait un effort particulier en
matière de formation de ses sous-traitants. Il faudra le
démontrer ! Et il s’agirait d’un cas particulier, car le cas
général ne paraît pas être celui-là. En tout
cas, dans son arrêté du 8 novembre, le préfet met en
demeure Lubrizol sur toute une série de règles qui ont
été manifestement violées : plan d’opération
interne (POI), sprinklers, règlement général de
sécurité…
Mme
Nicole Bonnefoy, rapporteure. – Et
quid de l’interdiction de la sous-traitance ?
Mme Corinne Lepage. – Les interdictions
générales et absolues… Je serais plutôt favorable
à une limitation très étroite des tâches qui peuvent
être confiées à la sous-traitance. La maintenance classique
ou les interventions dans les locaux administratifs peuvent évidemment
être sous-traitées. Mais tout ce qui touche à l’entretien
du site lui-même, non !
M.
Hervé Maurey, président. –
Sauf à avoir recours à des sous-traitants dont le niveau de
qualification serait connu avec certitude.
Mme Corinne Lepage. – Certes, mais qui
vérifie ?
J’aurais beaucoup de critiques à faire sur la
manière dont l’État a géré cette affaire. Mais,
pour sa défense, les moyens dont disposent les services de l’État
en matière de contrôle sont en chute libre ! Là aussi,
il faut une clarification. Je ne suis pas contre la réduction du train
de vie de l’État mais j’observe que la réduction de ses
dépenses s’est largement faite sur les organismes de contrôle,
dans tous les domaines : vétérinaires, concurrence et
répression des fraudes, etc. Or ce sont eux qui tiennent le
système. Sinon, vous votez des lois qui ne seront jamais
appliquées !
Il existe déjà un pôle
« santé-environnement » au parquet de Paris et au
parquet de Marseille. Le problème est que leurs moyens sont très
insuffisants. Du coup, les dossiers traînent en longueur. Ainsi, l’un de
mes dossiers, sur les algues vertes, dort depuis cinq ans. Pour celui de
l’incinérateur de Massy, la procédure a mis dix-neuf ans !
Et parfois, on nous refuse une expertise, faute de moyens, tout en
reconnaissant qu’elle serait nécessaire.
L’action de classe n’en est pas une. Des associations de
victimes sont reconnues comme telles et peuvent agir dans la procédure
pénale. Cela évite d’engorger les juridictions d’instruction,
certes : on attend l’audience pour que les membres de l’association
demandent réparation. Mon association a fait une demande ; nous
avons attendu trois semaines un accusé de réception. En tout cas,
les actions de classe, en France, n’en sont pas. Pourquoi ? Parce qu’on
n’en voulait pas réellement ! Le monde économique
était vent debout contre ce système, qui marche très bien
aux États-Unis. Le succédané que nous avons fonctionne
sans doute pour des notes de téléphone ou des frais bancaires,
mais pas dans des dossiers comme Lubrizol.
Nous avons fait immédiatement un
référé-constat dans cette procédure, comme je le
fais couramment dans beaucoup de procédures. Cela va très vite et
permet un débat contradictoire, avec un état des lieux
immédiatement après l’événement. Pour la
première fois, j’ai eu en face de moi un État qui était
violemment opposé. J’ai reçu deux mémoires de
l’État, deux de l’ARS et un du SDIS pour dire :
« Circulez, il n’y a rien à voir. » La
présidente du tribunal administratif de Rouen ne l’a pas entendu de
cette oreille et nous avons un expert, avec lequel nous avons
déjà tenu deux réunions d’expertise. Cela permet de faire
l’état des lieux. Par exemple, sur les prélèvements, il
faut préciser où ils ont été faits, et ce que l’on
a prélevé. Il faut débattre de manière
contradictoire, en présence d’un expert judiciaire, astreint aux
règles de déontologie.
M.
Hervé Maurey, président. –
Comment peut-on être réellement sûr qu’un organisme est
indépendant ?
Mme Corinne Lepage. – On ne peut pas en
être sûr, monsieur le président.
M.
Hervé Maurey, président. – Je
craignais cette réponse.
Mme Corinne Lepage. – On me dit souvent, par
exemple, que les associations ne sont pas indépendantes. Personne n’est
indépendant, nous avons tous notre culture, notre religion, nos
manières de voir les choses, des amitiés… Pour moi, être
indépendant, c’est le contraire d’être dépendant. En somme,
c’est ne pas dépendre financièrement de quelqu’un ou d’un
organisme. Un expert judiciaire, lui, est totalement indépendant. Il a
dû présenter patte blanche, dire qu’il n’avait aucun
intérêt avec aucune des parties en cause et il figure sur une
liste établie par les cours d’appel.
Mme
Céline Brulin. – Quels sont les protocoles mis en
place pour les suivis sanitaires et environnementaux ? Un point
zéro était-il défini ?
Mme Corinne Lepage. – Il y a eu un
incendie d’une immense ampleur. Les sapeurs-pompiers et les policiers ont
été remarquables : grâce à eux, nous avons eu
un accident industriel, pas une catastrophe majeure. Tout est imbriqué
et le feu pouvait partir n’importe où : l’incinérateur
voisin, les silos tous proches, les cuves de Total… Bref, cela aurait pu
être la disparition de Rouen.
Le SDIS a immédiatement mesuré un certain nombre
de facteurs, pour savoir si les pompiers pouvaient sortir. Il n’était
pas chargé de la sécurité sanitaire de la population
rouennaise, mais il était chargé de savoir s’il n’exposait pas
à la mort ses hommes en les faisant sortir. Des
prélèvements ont été faits avec des lingettes et
analysés avec les moyens du bord. Ce qui n’était pas habituel
– hydrocarbures aromatiques polycycliques (HAP), dioxines, métaux
lourds – n’avait pas été mesuré quotidiennement. Il
existe en France deux ou trois camions « nucléaire,
radiologique, chimique, bactériologique » (NRCB), parfaitement
équipés. Celui qui était à Rouen, qui venait de
Nogent-le-Rotrou, n’avait pas l’équipement nécessaire,
semble-t-il, pour des relevés chimiques. Ce qu’on aurait pu mesurer ne
l’a donc pas été.
De plus, avec leurs lingettes, les pompiers ont fait des
mesures surfaciques, mais toutes les normes sont définies en
volumétrie. Ce qui est sorti de ces analyses n’était donc
comparable à aucune norme : on ne peut pas passer du surfacique au
volumique. Atmo Normandie n’a mis en place des instruments pour mesurer les HAP
et les dioxines que quelques heures après la fin de l’incendie,
c’est-à-dire dans l’après-midi qui a suivi. Et les
premières lingettes utilisées ont été
détruites.
La population rouennaise s’interroge aussi sur les suivis mis
en place, qui ne rassurent personne. En particulier, il n’y a pas de suivi
médical prévu. Résultat : c’est la
société civile qui s’organise pour le faire. Ce n’est pas normal.
C’est le travail de l’État. Ce constat rejoint celui des
difficultés de communication relevées : comment a-t-on pu
dire, avec le nuage au-dessus de la ville, que la qualité de l’air
était normale ? D’ailleurs, Atmo Normandie a refusé de
publier ses résultats, parce que ceux-ci ne concernaient que les
éléments habituels, qui n’étaient pas impactés par
les fumées.
Les Rouennais expriment une très grande
inquiétude, notamment sur la question du lait maternel, dans lequel on a
relevé la présence de produits toxiques. Mais y en avait-il avant
aussi ? Rouen, ce n’est pas la campagne… En tout cas, ce n’est pas sain
de donner à un bébé du lait contenant des HAP.
M.
Jean-Pierre Vial. – La quantité des matières
détenues par l’entreprise, leur localisation et leur nature
étaient-elles bien déclarées et communicables
immédiatement aux services de secours ?
Mme Corinne Lepage. – Alors que la loi
oblige les installations classées pour la protection de l’environnement
(ICPE), notamment celles classées Seveso seuil haut, à tenir
à disposition de l’État à tout moment la liste et la
quantité de produits présents sur leur site, ils n’ont pas
été capables de le faire. À la première
réunion d’expertise, début octobre, l’État n’avait
toujours pas la liste de Normandie Logistique et venait seulement de publier
celle de Lubrizol. Ce n’est pas normal. Il est tout aussi anormal que Lubrizol
ait stocké, sans aucune protection particulière,
2 000 tonnes sur le site de Normandie Logistique. En
juillet 2019, un arrêté préfectoral a permis à
Lubrizol d’augmenter considérablement les stockages. Pourquoi stocker
encore, à côté, 2 000 tonnes ? On est dans
le flou artistique. Dans les mises en demeure adressées le
8 novembre dernier, le préfet demande la liste exacte des produits,
ce qui veut dire qu’il ne l’a toujours pas !
M.
Hervé Maurey, président. –
Vous avez parlé de critiques à émettre sur le
fonctionnement des services de l’État au moment de la catastrophe et
après. Pouvez-vous nous en dire plus ?
Mme Corinne Lepage. – Même
avant ! Mais je rappelle que les moyens ont baissé. Il y eu
dix-neuf visites sur le site de Lubrizol. Comment est-il possible que, le
8 novembre, le préfet soit encore obligé de mettre en
demeure Lubrizol de lui fournir un POI et un règlement de
sécurité corrects ? L’arrêté indique ainsi que
« le plan de défense incendie n’est pas complet »,
que « le POI du site ne contient pas les éléments
liés avec l’instruction gouvernementale », que
« l’exploitant n’a pas étudié, dans son étude de
danger relatif aux unités de stockage, les stockages
extérieurs », c’est-à-dire Normandie Logistique.
L’arrêté indique aussi que « les stockages
extérieurs susceptibles d’avoir des effets externes du site ne disposent
pas de système de détection incendie », et que
« les dispositifs de confinement des eaux d’extinction du site n’ont
pas permis de recueillir les eaux polluées lors de
l’incendie ». Après dix-neuf visites !
M.
Hervé Maurey, président. –
C’est donc après l’incendie que l’État demande à
l’entreprise communication de documents ?
Mme Corinne Lepage. – Il les avait
déjà demandés le 19 juillet, en donnant un
délai d’un ou deux mois, selon les documents. À la date de
l’incendie, Lubrizol n’était pas en règle avec
l’arrêté de juillet 2019. Or, avant juillet 2019,
Lubrizol aurait déjà dû avoir un POI et un règlement
de sécurité corrects, et n’aurait pas dû stocker dans de
telles conditions des produits chez Normandie Logistique.
Deuxième problème : la communication de
crise. Nous comprenons tous la difficulté de l’exercice. Et le
préfet avait des mesures urgentes à prendre pour savoir s’il
fallait évacuer Rouen ou non. Cela a été bien
géré. Mais pourquoi n’a-t-il pas pris des instructions strictes
de confinement ? C’est le patron du SDIS qui a dit : « Je
rappelle que toute fumée de ce genre est une fumée
toxique. » Les gens ont eu le sentiment d’être totalement
abandonnés, de ne pas savoir quoi faire : certains sont partis,
d’autres sont restés ; certains services publics ont
fonctionné – les conducteurs d’autobus ont été
obligés d’aller prendre leur service à six heures du
matin -, mais des fonctionnaires ont été dispensés de
service. Et le suivi n’est pas assuré, notamment pour les questions
alimentaires. Je comprends très bien que les agriculteurs aient eu envie
de revendre leurs produits, mais ils se sont tirés une balle dans le
pied. On les a autorisés à revendre le lait le 14 octobre,
et leurs autres productions, le 16 octobre. Personne n’a acheté et
ils ne vont pas être indemnisés pour cette partie du
préjudice.
Puis, certains producteurs, dont personne n’a ramassé
le lait pendant quinze jours, alors qu’ils n’ont qu’une capacité de
stockage correspondant à deux jours de production, l’ont répandu
sur les champs. Et que se passera-t-il après ? Si les champs ont
été pollués, qui va les indemniser ? Le rapport de
l’Anses commence par préciser qu’il n’y a pas d’évaluation du
risque sanitaire, et indique que si le Gouvernement autorise les produits, il
faut mettre en place un suivi. Résultat : personne n’achète
les produits ! C’est dommage pour les agriculteurs.
M.
Daniel Gremillet. – On sait que du lait provenant de cette
zone a été mélangé à du lait provenant de
toutes les régions de France, et incorporé dans des produits
transformés. Faut-il vendre ces produits ?
Mme Corinne Lepage. – Je ne suis pas
qualifiée pour vous répondre. En principe, oui – j’en
achète comme vous. Mais je ne suis pas capable de vous répondre.
M.
Daniel Gremillet. – Dommage, car c’est un sujet complexe, et
le problème n’est pris en compte par personne. Or, il suffit que du lait
de trois ou quatre producteurs soit mélangé avec celui d’une
centaine de producteurs…
Mme Corinne Lepage. – Si vous parlez des
dioxines, il y a des seuils. Mais il faut du temps pour que les dioxines
descendent dans le lait. Du coup, le lait des premiers jours posait
peut-être moins de problèmes que celui des jours suivants.
Certains, pourtant, préconisent de ne pas acheter les produits de telle
ou telle marque, parce que ces marques achètent le lait de cette
région.
Au début des années 1990, je
défendais une société qui vendait du jambon, au moment de
l’affaire des poulets à la dioxine en Belgique. Cette
société a retiré de la vente tous les produits provenant
de la Belgique et a demandé à son assurance de l’indemniser.
L’assurance a refusé, en arguant du fait que nul ne l’avait
obligée à faire cela. J’ai gagné, et l’assurance a
payé, car la cour d’appel de Versailles a considéré que,
en application du principe de précaution, cette société
devait retirer les produits, même si, ultérieurement, les analyses
ont montré qu’ils n’étaient pas toxiques.
M.
Hervé Maurey, président. –
Selon vous, que faudrait-il faire pour que nous soyons correctement
informés ? Je dis bien « informés », et
non « rassurés », car vous avez bien fait la
distinction entre informer et rassurer, en soulignant, à juste titre,
que les pouvoirs publics voulaient trop souvent rassurer. De quoi a-t-on besoin
pour avoir vraiment une information fiable sur la réalité de la
situation du point de vue sanitaire ?
Mme Corinne Lepage. – En amont, nous
disposons d’un outil qui fait un très bon travail :
l’Autorité environnementale. Ses résultats doivent être
partagés. Les enquêtes publiques sont très importantes. Et
il faut développer la culture du risque pour que les gens n’aient pas le
sentiment qu’on leur cache la réalité. On a besoin de savoir, en
s’appuyant sur des études fiables, vérifiées par des tiers
et soumises à un débat public. Les dispenses d’études et
d’enquêtes ne sont jamais bienvenues.
M.
Hervé Maurey, président. – Et
sur cette catastrophe ?
Mme Corinne Lepage. – Il faudra du temps pour
avoir le recul nécessaire. Nous avons des prélèvements
très hétérogènes : parfois de l’eau, parfois
de l’air, parfois des sols… Et beaucoup d’évaluations sont
surfaciques, ce qui ne sert strictement à rien, puisqu’on ne peut les
comparer aux normes. De plus, quand on trouve des anomalies, on ne cherche pas
pourquoi. Ainsi, on a trouvé un taux de dioxine anormal sur une table de
ping-pong, et on nous dit que c’est normal !
Pour conclure, j’ai le sentiment, dans cette affaire, qu’on
est toujours en train de rattraper la guerre d’avant. Des autorisations ont
été données de manière laxiste. Quand l’accident se
produit, on essaye de ne pas trop en parler. Vient ensuite la communication
dont j’ai parlé tout à l’heure : « Il ne s’est
rien passé. » Cela entraîne une communication de
réassurance, pour la conforter.
Pour que les choses soient sues, il faut beaucoup plus de
participation. Le comité de transparence et de suivi va dans la bonne
direction, incontestablement. Mais il faut beaucoup plus
d’éléments d’information. Surtout, on a besoin d’un vrai suivi
médical. Ce qu’a proposé l’ARS n’est pas accepté.
M.
Hervé Maurey, président. –
Merci beaucoup. Je vous invite à nous adresser tout complément
d’information qui pourrait nous être utile, notamment sur le dernier
point : que faut-il pour disposer d’une information incontestable et
incontestée ?
Ce point de l’ordre du jour a fait l’objet d’une captation
vidéo qui est disponible
en
ligne sur le site du Sénat.
La réunion est close à
11 h 5.