Lubrizol : un échec démocratique
Emmanuel Macron est donc finalement venu à Rouen. Mais ni lui, ni les ministres qui étaient passés avant lui ne sont parvenus à éteindre l’incendie de méfiance qui couve depuis la catastrophe de Lubrizol. Cette méfiance a été attribuée aux maladresses évidentes de la stratégie de communication officielle. Mais il ne s’agit pas d’un problème de communication : c’est un problème politique. Le discours officiel s’évertue ainsi à rassurer la population mais les citoyens ne sont pas des enfants craintifs qu’il faut apaiser avec de fausses promesses, ce sont des adultes rationnels qui demande la vérité. C’est l principe sur lequel s’est construite notre démocratie, le cœur des idées des Lumières, dont Kant expliquait qu’elles visaient à sortir l’humanité de sa minorité pour enfin oser penser par elle-même. Sapere Aude”, “ose savoir”, écrivait-il déjà en 1784.
On peut comprendre que le préfet ait cherché à éviter une panique. Mais minorer les risques et les incertitudes amène à sous-dimensionner la réponse publique. Comme le rappelait récemment devant la commission d’enquête sénatoriale Arnaud Brennetot, de l’université de Rouen, l’information des populations sur les mesures de protections, la liste des communes concernées par les mesures d’urgence, les mesures de préventions dans les écoles ou les établissements sportifs… ont toutes été minorées. Ce qui a pour conséquence d’exposer les populations à un risque qui aurait pu être évité.
Même si le courage et l’efficacité des services d’urgence ont réussi à éviter le pire, il ne reste pas moins que presque 10 000 tonnes de produits chimiques sont partis en fumée – soit l’équivalent d’une marée noire au cœur de la ville. Quelles seront les conséquences pour la population ? Plus d’un mois après l’incendie, la quasi-totalité des questions que l’on se posait au lendemain de l’incendie restent sans réponse. Pour ne prendre que ces deux exemples, on ne connaît toujours ni la nature chimique exacte des produits qui ont brûlé ni l’origine exacte de l’incendie.
Pourtant, dans la succession presque quotidienne de ses annonces, la préfecture répète son message lénifiant sur l’absence de risque. L’effet est contre-productif : chaque fois, cela décrédibilise la déclaration précédente, qui s’appuyait donc sur des éléments plus partiels, et donc plus incertains. Aujourd’hui, la seule chose qui est certaine, c’est que les autorités ne disposent pas des éléments qui permettent d’affirmer qu’il n’y a aucun risque. Dans ce contexte compliqué, s’appuyer sur des institutions scientifiques ne change rien. Pire, quand on les associe trop fortement à la communication officielle, la distinction entre parole politique et parole scientifique disparaît, et quand l’expert perd son indépendance, il perd sa crédibilité.
Expliquer que l’on a des incertitudes mais que l’on tente d’y répondre, que l’on dispose d’éléments de réponse partiels qui donnent des indications, mais pas la réponse totale, est la base d’une attitude scientifique. L’humilité d’une démarche de connaissance fait son honnêteté. Je sais que je ne sais pas disait déjà Socrate, il y a 2500 ans.
Reconnaître et expliquer ce que l’on ne sait pas est la première étape. La seconde est de cesser de prendre les citoyens qui doutent pour des imbéciles anti-science et de les faire participer au processus. Or, le dispositif actuel est basé sur une version complètement inappropriée de la démocratie. Il s’agit d’un pouvoir qui communique à ses administrés et qui fait, généreusement, œuvre de transparence. Mais s’il faut saluer l’engagement répété du gouvernement sur ce sujet, il ne s’agit pas de concéder à la population de lui transmettre les informations qui la concerne au premier chef et auxquelles elle a droit. L’enjeu est d’associer la population aux réflexions, aux prises de décisions et de prendre en compte ses remarques.
Plusieurs exemples montrent à quel point nous en sommes loin.
Lorsque l’association Respire a demandé au Tribunal administratif la nomination d’un expert indépendant pour faire la lumière sur les nombreuses zones d’ombres du dossier, Lubrizol l’a accepté, mais la préfecture s’y est opposée, une situation pour le moins inédite – mais que le juge a tranchée en notre faveur.
Lorsque que le gouvernement met en place un comité pour la transparence et le dialogue, il part probablement d’une bonne intention. Mais là encore, il manque sa cible. On réunit 100 personnes dans une grande salle, les autorités transmettent des informations, et les participants ont quelques minutes pour poser une question à laquelle on répond plus rapidement encore… C’est une conférence de presse,
ce n’est pas un espace de discussion : l’information ne va que dans un sens.
Cette attitude mène à des situations ubuesques, comme pour l’annonce d’un plan de surveillance sanitaire sur Rouen. Respire, comme de nombreux citoyens ou associations, le demande depuis des semaines. Mais le plan proposé, qui ne reposera que sur des questionnaires, ne commencera que dans 6 mois. Il aurait suffi de consulter les citoyens ou les associations, pour anticiper les réactions de défiance
que cette annonce a suscité. Respire va ainsi prendre les devants avec ses groupes citoyens et lancer ses propres questionnaires sanitaires.
Il y a besoin non seulement d’information mais de concertation. Il faut former la population à la gestion du risque et à sa prévention, il faut faire participer les citoyens à la production des données, à la réflexion sur les plans d’action.
Lubrizol doit servir de point de départ pour refondre profondément la gestion et la surveillance des sites Seveso en France. Il peut devenir le synonyme d’un échec de communication évident. Mais il n’est pas trop tard pour qu’il devienne le symbole d’une démarche de gestion de crise avec les citoyens, d’une concertation participative en phase avec les enjeux de notre temps.
Autre tribune d’Olivier sur YouTube :